Textes
La sculpture de Sandrine Vachon Thiébaut
ou
Le passé recomposé
La scène primordiale :
Dans son enfance africaine,
Les jours de pluie,
Après le plaisir sensuel des bains de boue,
Sandrine pétrissait ensemble la terre et le tissu
Détrempés,
Mêlés,
Modelés en tête de poupées.
Elle les pendait aux arbres et en observait ultérieurement les étapes du séchage et de leur retour à la terre.
Aujourd’hui comme avant, Sandrine Vachon Thiébaut engendre des personnages de terre et de tissus : « Je crée une famille, des populations, l’humanité. Je crée des humains qui me libèrent ».
Son labeur prend son origine dans un besoin animal, viscéral, instinctif de malaxer la glaise pour en modeler des têtes-galettes en référence aux masques-passeports africains*.
Elle travaille longuement leurs deux surfaces opposées par impression de matières texturées, d’objets composites pour obtenir un agencement qui la satisfasse. Cette opération finit par proposer deux visages à peine figuratifs que l’on identifie par paréidolie. Vient alors une mise en évidence des yeux et de la bouche ainsi apparus, par gravure surajoutée : la pente figurative, pour le moment, la rassure.
Après cuisson, Sandrine peint les têtes à la peinture acrylique diluée à l’encre, en passages successifs, jouant sur les transparences et ses effets aléatoires ; suit une fixation au vernis.
Les visages aux couleurs lumineuses expriment leur étonnement d’exister par l’œuvre conjointe de la main et du hasard ainsi que leur ébranlement devant un monde énigmatique.
Sandrine habille les corps de toile de jute quand corps il y a. Parfois elle enchâsse les têtes sans corps dans un espace–paysage fixé sur des grilles de fer à béton.
Elle entame alors une longue et fiévreuse recherche de composition fondée sur différentes techniques de couturière.
Avec sa trame grossière évocatrice du défilement du temps, avec son aspect neutre, sec et rêche, la jute accepte des traitements que seul le tissu permet : les mouvantes ondulations des fronces, les percements aléatoires de jours par brûlure, les ajouts par couture d’éléments hétéroclites. Elle collecte ces derniers au fil de ses voyages. Il s’agit de matériaux pauvres qui arborent leur vulnérabilité, leurs cicatrices laissées par le passage du temps : des graines, des tôles ondulées ou non, des boites de conserve, des rubans, des objets ethniques, du fil, du grillage agricole, des plumes, des sachets de thé…
Sa composition privilégie les contrastes : opposition d’effets de surfaces brillantes ou mates, hétérogénéité de matières rugueuses ou lisses, de poids, de mobilité, de raffinement… Ces apparentes contradictions font écho aux événements disparates et divergents observés dans la grande Histoire du territoire des origines de Sandrine ; elles répondent aussi à son histoire personnelle faite d’expériences discordantes.
Sandrine réfute le concept trop précieux de broderie pour qualifier son travail sur le textile. Il s’agit pourtant d’une Dentelle Première, ciselée, ouvragée, outragée ; les surfaces ainsi nouées, scarifiées, magnifiées racontent une histoire sans mot ni déroulement, une histoire que Sandrine Vachon Thiébaut ne cherche pourtant pas à raconter. Elle ne cherche pas non plus à illustrer un thème, elle ne recherche pas la beauté reconnue ordinairement ; sa recherche consiste à fouailler son intuition dans le but d’accéder à une forme d’adéquation entre son besoin de créer et le sens qu’elle y met, un sens délibérément laissé indéchiffrable.
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Annie Gabrielle Mallet
Sculpteur céramiste
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C’est une histoire de femmes, de ventres, de chair, de bouches, de faim, de vie et de mort. C’est aussi une histoire de mots, de maux, d’élan poétique, de cris et de douleurs.
Ce sont d’abord des femmes qui, dans la sueur du labeur et parfois dans le chant, ont pilonné ces mortiers, usant de leurs mains le bois qui indirectement les nourrissait.
C’est ensuite une femme qui, réunissant ces réceptacles, en érigea des emblèmes totémiques d’une féminité retrouvée : celle du ventre arrondi dans lequel repose l’espoir du devenir et les palpitations de la vie.
C’est encore une femme qui scella dans le verbe cette "affaire d’entrailles", soulignant par les mots les déchirures de la matière.
Ainsi, femme après femme, destin après destin, chacune y déposa sa singularité, son histoire, tout en parvenant à sauvegarder une forme de continuité.
C’est inscrit dans le bois. Mais qu’est-il donc inscrit au juste ? Était-il consigné dans les obscurs tréfonds de ces mortiers leur future réunion insolite et saisissante ?
Était-il marqué d’une quelconque façon l’analogie baroque entre les ravages inexorables du temps sur ces ustensiles et la sénescence qui conditionne toute existence humaine ? si le temps marque sa trace, ce sont seulement les hommes qui en interprètent le sens, la direction ou la mesure.
Notre pouvoir face à la temporalité semble bien se résumer en cette possibilité de signifier là où la matière inerte ne dit mot. S’il parait proportionnellement faible en comparaison de la puissance infinie de Kronos (chronos) qui dévore tout sur son passage, il demeure toutefois, comme l’avait en d’autres lieux remarqué Pascal, l’essence de notre "grandeur". En conséquence de quoi chacun de nous est invité à rencontrer dans ces "assemblages" une partie de lui-même entre misère et grandeur, origine et terme.
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Jean Luc Lupieri
Étrange légèreté de l’être
(tableaux thé/oursins/pigments – Mayotte – 2004/2005)
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Vous voulez la vérité ? Ils m’impressionnent ces personnages. Oh, je sais qu’ils sont faits d’un sachet de thé usagé et d’une coquille d’oursin. N’empêche, ils me regardent, avec leurs yeux… et puis leur cou, si démesuré…
J’ai aimé aller chercher les pigments dans les collines du Sud de Mayotte, paysages magnifiques. J’ai aimé la regarder préparer ses pigments, concentrée, studieuse même. Et puis j’ai vu naître ces tableaux, moitié magie, moitié mystère. Et ces gens qui me regardaient avec leurs yeux…
Et puis je me dis qu’en fait, le sachet de thé, lorsqu’il a été utilisé, ne contient plus les substances agressives du thé, il n’y a plus que le squelette de la feuille, fragile… oui, ces êtres sont légers, fragiles.
Philippe Pierre Vachon
Pour une esthétique de la reproduction
C’est au tournant d’un XXIème siècle qui fait la part belle à l’obsolescence programmée que je choisis de ramasser les restes du temps qui passe !
Capes de Sciences de la Vie et de la Terre en poche, je pars enseigner au Sénégal. Je retrouve la chaleur de l’Afrique de l’ouest, berceau de mon enfance. Les sorties scolaires, au cours desquelles nous observions l’environnement naturel, ont été un véritable déclencheur de mon désir de « tout ramasser » ; vertèbres de poisson, de serpent, des cornes, des bouts de bois, de vieux filets, des bouées échouées autant de matériaux qui m’ont inspirée ; je me suis mise à ranimer la matière !
Reproduire la vie est pour moi un véritable credo.
A Djibouti en 2004, mon petit garçon jouait avec des camarades qui venaient à tour de rôle récupérer le ballon dans la cour. Je les observais, m’en réjouissais et me demandais si ces enfants avaient un lien de parenté. Tous ces petits étaient frères et sœurs, ils étaient 12, issus de la même mère ! C’était à la fois magique et effrayant ! C’est à cette occasion que je me suis mise à peindre des femmes, des mères, mères-porteuses, des reproductrices, des pondeuses. Désiraient-elles toutes ces grossesses ? Souhaitaient-elles la vie au point de la reproduire jusqu’à l’épuisement ? Je me suis alors rapprochée de ma voisine, la mère-au-douze-enfants, une belle femme digne et joyeuse, souriante et aux tenues colorées. Nous sommes devenues amies et j’ai appris. Ce que j’ai appris n’a fait que prolonger l’écho de mon obsession des fœtus, magie de l’embryologie, véritable « bouquet d’embryons » !
J’ai appris qu’être femme est une posture sociale et pour entrer dans la valse il faut être mère. C’est un peu comme si la féminité se mesurait à l’aune de la fécondité ; une sorte de « droit du sol » ! Les langues se délient et j’ai appris aussi qu’en dépit d’une apparente joie de vivre, ces femmes africaines souffrent et se taisent. Elles souffrent parce qu’elles subissent, elles se taisent parce qu’elles ont « les lèvres cousues » ! Non, ce « n’est pas la vie en rose », même si les voiles dont elles se drapent pudiquement pour masquer leurs mutilations, le laisserait penser. Dans les bidonvilles, la sexualité se partage, les tôles ondulées n’assourdissent pas le souffle rauque du plaisir… masculin, la reproduction est publique comme les excisions pratiquées sur les petites filles par des grands-mères cerbères des traditions.
Alors en 2010, j’ai voulu rendre hommage à ces femmes, ces mères, mères-porteuses, ces reproductrices, ces pondeuses à la chaîne. J’ai créé une galerie de portraits qui témoigne de « tant de cris » !
Ce besoin irrépressible de ranimer la matière, c’est-à-dire « faire revenir à la vie » et non redonner la vie, m’apparait comme une urgence d’obédience sociétale. S’il est urgent de lutter contre l’obsolescence programmée il est une responsabilité sociétale de maintenir un haut niveau de vigilance. Femme parmi les femmes je vous propose cette série dédiée aux femmes de toujours, qui en dépit des mesures nombreuses prises pour nous protéger sont encore considérées comme des boites de Petri ! C’est à partir de tôles ondulées récupérées dans les bidonvilles et de voiles achetés sur le marché « Les Caisses » à Djibouti que j’ai bâti cette série. Reproduire la vie en la ranimant ! Plus qu’une plainte c’est un hommage que je rends aux femmes ! La couleur mêle l’acrylique et l’huile, comme représentation du courage et de la dénégation, les matériaux, de toile et de tôle, reprennent les conditions de vie de ces femmes, quant aux formes, elles sont épurées pour ne figurer qu’une stylisation de la féminité réduite à son plus simple apparat : un ventre et des seins. Tout en rondeur au « pouvoir séducteur ».
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Sandrine Vachon Thiébaut
A pleins poumons
La conscience humaine est morte
Dans l’orgie sur elle, il s’accroupit.
Une croûte assez laide est sur sa cicatrice
Et comme un enfant dans le noir, par l’obscurité apeuré…
Finalement, que sommes-nous si ce n’est qu’une infinité d’infimes ?
La barque est petite et la mer immense
La vague nous jette au ciel en courroux
Sables de vieux os – Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit.
Ô Nature ! Bientôt sous le nom d’industrie
Tu vas tout envahir !
Il y avait dans mon enfance
Un grand figuier près du ruisseau,
Je lui parlais…
Plus d’ardentes lueurs sur le ciel alourdi,
Les choses qui chantent dans la tête
Alors que la mémoire est absente.
Viens,
Sur tes cheveux noirs jette un chapeau de paille,
Avant l’heure du bruit.
Le caoutchouc de mes baskets
Colle à l’asphalte qui coule au milieu des murs !
Dis-moi le Monde de demain,
Un monde où les robots aimeront l’amour ?
Alors Jeanne l’arrache et saigne ;
Pourtant l’été, lorsque le jour a fui,
De fleurs couverte
La plaine verse au loin le parfum.
Un bras sur un marteau gigantesque
Effrayant d’ivresse et de grandeur,
Succède au jour
Et glisse sans laisser de trace
Ô captif innocent qui ne sait pas chanter !
Ô race humaine aux destins d’or vouée,
Ta force immense est secouée ?
Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris.
Vers le vide
Il se précipite, cet homme !
Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille.
L’âpre bise d’hiver qui se lamente au seuil
Souffle dans le logis son haleine morose !
Vaine ombre obscure et taciturne,
Le roi mystérieux de la pompe nocturne.
Le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir ;
Notre terre corps meurtri fait de
Beauté défigurée et de poussière,
Un monde mort, immense écume de la mer,
Gouffre d’ombre stérile et de lueurs :
Voici la mort du Ciel en l’effort douloureux.
Animal aux mille facettes
Esprit libre des comptes parsemés de doutes.
Le soleil sur le sable, ô lutteuse endormie
Les grand-routes tracent des croix à l’infini
Et la violence inonde l’empyrée
Tonnerre. Esprit captif
Réitération du présent.
Une heure pour la planète, c’est ce que j’ai donné à notre amie Nature.
Souvent alors j’ai cru que ces soleils de flamme
Dans ce monde endormi n’échauffaient que mon âme.
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Poésie d'Isabelle Martinez